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Bijutsu, ou geijutsu ?

Beaux-Arts, ou artisanat ? Ces deux notions sont, en Occident, traditionnellement antinomiques, autant que le sont les deux mondes auxquelles elles font chacune référence.1 Au XVIIIe siècle, d’Alembert distingue déjà dans L’Encyclopédie les « Beaux-Arts » de l’artisanat par leur rapport à l’utilité ; la peinture, la sculpture, et la musique sont principalement créées pour l’expression esthétique, intellectuelle ou émotionnelle, conçues pour être contemplées et appréciées pour leur beauté et leur signification, mais ne reflètent pas de façon intrinsèque une quelconque utilité pratique. En cela se différencie l’artisanat qui, se concentrant sur la fonctionnalité et la maîtrise technique, produit des objets utilitaires – meubles, céramiques ou textiles, reflets d’un savoir-faire plutôt que d’une expression personnelle. Cette réflexion est loin d’être récente en Occident et a classifié au fil des siècles autant d’objets que de praticiens, artisans à l’ombre d’artistes dans la hiérarchie culturelle et intellectuelle. Cependant, qu’en est-il de cette séparation à l’Est du globe, plus précisément, au Japon ?

Reprenons alors notre question initiale : bijutsu, ou geijutsu ? Dans la littérature occidentale dédiée à l’étude des arts japonais, il n’est pas rare de voir un clivage se former de façon quasi instinctive ; Louis Gonse publia en 1886 deux tomes dédiés à la peinture, la sculpture et l’architecture, avant de s’intéresser au métal, à la laque ou à la céramique. Sont alors nés de ce réflexe occidental ces deux termes ; après le renversement du régime shogunal des Tokugawa, l’ère Meiji (1868-1912) vit l’adoption d’institutions et de modes de vie imités de l’Ouest, bouleversant profondément les pratiques artistiques. On regroupa sous le terme de bijutsu la peinture, la sculpture, la poésie et la musique avant de leur ajouter l’architecture, pour désigner enfin les « Beaux-Arts ». Ces pratiques majeures ont alors été séparées de ce que l’on appelle geijutsu, désignant la technique, la science appliquée aux arts ; en d’autres termes, l’artisanat.

Pourtant, cette distinction n’est survenue qu’au XIXe siècle ; elle influença dès lors la classification des objets qui ont été produits à l’époque moderne mais ne tarda pas à gagner les artefacts des époques antérieures, que l’on n’opposait pas nécessairement avant cela. Tout art, pictural, appliqué, décoratif, se trouve au Japon profondément lié à l’architecture. La fréquence des tremblements de terre a rendu impossible l’érection de bâtiments aux proportions imposantes ; les murs de la demeure japonaise sont faits de papiers et de légères cloisons, entre quatre colonnes de bois reposant sur quatre larges pierres.2 C’est alors cette légèreté de la construction japonaise qui détermina le caractère revêtu par l’art3 : une peinture japonaise, plutôt que d’être encadrée dans un lourd châssis, sera bordée de légers brocarts de soie et deux baguettes, ou dans un paravent que l’on plie et déplie à volonté pour des évènements spécifiques. En Europe, un paravent, par son aspect pratique et fonctionnel, serait presque immédiatement rangé dans la catégorie de l’artisanat. Au Japon, la limite est plus floue.

Le paravent japonais, ou byōbu, peut effectivement être assimilé au geijutsu, en raison des compétences hautement techniques requises pour sa fabrication ; du travail du bois, à celui du papier et de ses charnières, de l’ingéniosité de sa fonction au respect des traditions japonaises dont les ateliers font preuve pour sa conception, celui-ci semble parfaitement s’inclure dans la notion que l’Occident construisit de l’artisanat. Forte, effectivement, de traditions ancestrales philosophiques et culturelles, la fabrication du paravent nécessite une rigueur gestuelle et technologique sans conteste, régie par des siècles de pratique et une succession générationnelle et régionale d’ateliers grandement qualifiés. Geste par geste, dans un rapport au temps empreint d’une certaine sagesse, cette maîtrise telle d’une discipline qui, en plus de cela, convoque différents corps de métiers, élève si haut le degré d’un artisanat qui n’aurait rien à envier à une soi-disant supériorité intellectuelle des Beaux-Arts.

Malgré cela, et de là commence à naître notre intérêt pour la question, le paravent japonais s’avère aussi être un support papier de choix pour le déploiement de compositions visuelles et graphiques aussi riches que sophistiquées : en cela, pourrions-nous considérer le byōbu tout aussi apte à représenter les Beaux-Arts ? Lorsqu’il est recouvert de feuille d’or, le kinbyōbu – littéralement paravent à fond d’or, objet de notre étude – renforce absolument son ancrage dans le domaine des bijutsu, en plus d’arborer des fonctions, autres que décoratives, très spécifiques. Cette ambivalence le place alors à la croisée des arts graphiques, de la peinture et du mobilier, contribuant cependant à une sorte de mécompréhension occidentale de sa fonction, son exposition, ce qui a parfois impacté sa conservation.

Cette réflexion a été amorcée par plusieurs conservateurs-restaurateurs du patrimoine ; Claire Illouz, dont les écrits tout à fait éclairants furent parmi nos principales sources, parlait déjà dans les années 1990 de « l’exploration d’une technique picturale à trois dimensions », donnant un aperçu de la complexité d’un tel objet. Pour pallier les divergences déontologiques et traditionnelles inhérentes à cette discipline, des échanges eurent lieu d’Orient en Occident et permirent d’ouvrir la voie à une collaboration internationale, permettant aux restaurateurs occidentaux de se former aux pratiques de restauration traditionnelles nippones et d’offrir, aux œuvres « expatriées », un soin tout à fait respectueux de leur intégrité.

Il sera ainsi question d’étudier les problématiques suivantes : en quelles mesures la maîtrise de la matérialité et des techniques artisanales de la fabrication, de la poïétique en somme, du paravent à fond d’or peut-elle permettre des interventions plus respectueuses des traditions japonaises ? Comment la conservation-restauration du byōbu – dont le statut difficile à définir le situe à la croisée des arts graphiques et de l’objet mobilier décoratif et fonctionnel – doit-elle être envisagée, sous le prisme de la notion japonaise du patrimoine matériel ?

L’intérêt de cette recherche est d’une part, plus qu’une simple revue des interventions observées sur les paravents à fond d’or du musée Guimet, de mettre en perspective l’importance de leur histoire, des différents mouvements culturels qui les conduisirent à s’implanter au Japon pour se développer de façon spécifiquement nippone. De l’autre, il s’agira d’étudier un contexte politique qui influença leur usage et leurs différentes implications dans la peinture et l’architecture. Issus, comme d’autres formes artistiques, de la Chine et de la Corée, le byōbu témoigne d’un long processus d’importation et d’adaptation indigène que nous nous attacherons à développer ; l’enjeu étant également d’observer ses différentes articulations, navigant dans les eaux troubles des Beaux-Arts et de l’artisanat.

Plus encore, cette démarche nous permettra d’ouvrir un champ analytique sur la poïétique – faisant référence à la théorie ou à l’étude de la création artistique et du processus de production dans les arts – par le biais des différents gestes, matériaux, corps de métiers impliqués dans la fabrication d’un tel objet, dont le développement massif fit du paravent une des formes d’art privilégiées par les artistes et leurs récepteurs jusqu’à l’Ouest. Évidemment, ces données sont à étudier sous le prisme des traditions culturelles et philosophiques observées sur l’archipel, régissant leur usage autant que leur production, mais aussi, leur restauration. La préservation des arts au Japon arbore un rapport au temps et à l’artisanat particulièrement intéressant, souvent loué des restaurateurs européens qui tentent depuis quelques décennies de s’en approcher. Ceci donna ainsi naissance à une collaboration internationale absolument essentielle, permettant à la fois aux musées occidentaux d’offrir aux biens « expatriés » qu’ils conservent des traitements respectueux de leur histoire et de leur matérialité, et aux restaurateurs nippons de renforcer leur approche scientifique par le biais de technologies contemporaines.

Ainsi, nous amorcerons une réflexion sur la façon dont la poïétique souligne l’importance du processus créatif et de la production artistique dans la restauration des paravents à fond d’or japonais, mettant en avant la manière dont les gestes et la connaissance de la matérialité s’avèrent indispensables dans la conservation-restauration des byōbu. Notre étude de cas portera alors sur cinq paravents restaurés par des professionnels libéraux et nous analyserons, sous le prisme de toutes les données évoquées jusqu’à présent, les interventions qui ont été réalisées.

Cet article a été extrait de l’étude universitaire “Poïétique et matérialité des paravents à fond d’or japonais : une approche traditionnelle et contemporaine de leur restauration” réalisée en 2024. 

  1. DUFOUR-EL MALEH, Marie-Cécile, « Art et artisanat, figure double de la créativité », Horizons Maghrébins – Le droit
    à la mémoire, 1997, p. 33. ↩︎
  2. DICK, Stewart et PETRUCCI, Raphaël, Les Arts et métiers de L’ancien Japon, Vromants et Cie Imp. Edit. Bruxelles, 1914, p. 13. ↩︎
  3. ibid. ↩︎

Julie GUILLAUME

Par Julie GUILLAUME

Diplômée de la Sorbonne en Histoire de l’Art et Conservation-Restauration des Biens Culturels, je me suis spécialisée dans l’étude et la préservation des arts asiatiques, avec une attention particulière portée aux productions japonaises. Mes travaux de recherche ont exploré des problématiques telles que la matérialité des paravents à fond d’or et les enjeux éthiques et techniques liés à la conservation du mobilier ancien.

Mon parcours professionnel m’a jusqu'à présent permis d’acquérir une expertise diversifiée au sein d’institutions majeures. Au Mobilier national, j’ai participé au suivi des collections, à la documentation des œuvres et à l’élaboration de protocoles de conservation. Au Musée national des arts asiatiques Guimet, j’ai contribué au récolement des collections, renforçant ma connaissance des pratiques muséales. Ces expériences ont alors, en parallèle de mes études, nourri ma réflexion sur la valorisation et la conservation du patrimoine.

En tant que présidente fondatrice de l’ARACA, je m’attache à promouvoir les cultures asiatiques par une approche combinant recherche et transmission. Mon engagement vise à rendre ces patrimoines accessibles et à en favoriser une compréhension éclairée et respectueuse.

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