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Les instruments de la Cérémonie du thé au Japon : enjeux techniques, esthétiques et patrimoniaux de leur préservation et conservation depuis le XVIe siècle. 


Totoya HOKKEI, Un maitre du thé (Chajin)
Estampe surimono issue de la série « Dix types de personnes », Japon,
1820 (Époque Edo : 1603–1868), 21,1 x 18,4 cm, Museum of Fine Arts, Boston.

Lors de nos premières recherches de master, sur les instruments de la Cérémonie du thé au Japon, le sujet de la conservation dans le temps de ces derniers nous a particulièrement marqué, car assimilable en certains points à la conservation des collections muséales de nos jours.
Il apparaissait dans nos lectures qu’avant la préservation des instruments de thé dans des collections de musées, les maîtres de thé, précédents propriétaires de ces objets, œuvraient déjà à leur conservation et transmission dans le temps. 

Ainsi est né notre sujet de master 2 sur les enjeux techniques, esthétiques et patrimoniaux de la préservation et conservation des instruments de thé.
Nos recherches visent ainsi à analyser tout ce qui est, depuis le XVIe siècle, matériellement mis en place et utilisé pour prendre soin, protéger, conserver, contenir et entretenir ces nombreux ustensiles.

Notre objet d’étude se trouve ainsi à la jonction de notre sujet de recherche sur les instruments de la Cérémonie du thé et de nos expériences professionnelles en régie de œuvres. Au Musée d’Archéologie Nationale de Saint-Germain-en-Laye et au Musée National de Céramique de Sèvres, j’ai en effet eu le privilège d’être sensibilisée à ces questions de conservation préventive des collections.

Pot à thé (Cha-ire) dans sa housse Shifuku en soie (Shifuku) & sa boite de protection en bois (tomobako), Japon, XVIIe siècle,
Musée National de Céramique de Sèvres
inv. MNC 11382
© Photographie personnelle, réserves du muséé

Pour plus de précision concernant la terminologie utilisée dans nos écrits, rappelons que la cérémonie, en tant qu’art traditionnel, est nommée Chanoyu 茶の湯 (« l’eau chaude pour le thé ») et, en tant que pratique plus religieuse Chadō 茶道 (« la voie du thé »). Cette dernière appellation désigne la pratique spirituelle de l’art, perçue par certains maîtres d’obédience zen comme étant l’une des voies d’accès au Salut1. Dès lors, le soin accordé aux chadōgu (“objets de thé”) s’apparente à l’entretien d’objets rituels, voire liturgiques, pour les adeptes de cette voie du thé. Ce phénomène est à l’origine de la diversité, du raffinement et de la richesse des moyens techniques mis en œuvre à cet effet. 

Au Japon, l’emballage des œuvres est une pratique traditionnelle destinée initialement aux kakemono, ces précieux rouleaux peints ou calligraphiés qui, lorsqu’ils n’étaient pas exposés, étaient minutieusement conservés dans des étuis en bois. C’est progressivement que ces précautions se sont appliquées aux autres objets de valeur, tels que des céramiques, laques, écritoires ou encore tsuba de sabre, porteurs de souvenirs ou appartenant à d’éminentes et respectées personnalités japonaises.

A partir du XVIe siècle, avec le développement de l’art de la Cérémonie du thé, ces mesures de protection et de conservation sont appliquées à ces très nombreux instruments appelés en japonais les chadōgu 茶道具 (“les objets de thé”).2

D’un point de vue plus sociologique, précisons, que la Cérémonie du thé fut un temps une pratique exclusivement réservée aux hommes lettrés et cultivés, tels que des moines zen, des guerriers ou encore des collectionneurs et marchands érudits. Ce n’est qu’à partir de la fin du XVIIe siècle que la pratique et la maîtrise de l’art du thé se féminise et devient gage de bonne éducation pour les jeunes femmes japonaises.
De nombreuses estampes produites à partir de l’époque Edo témoignent de cette diffusion de l’art du thé dans la société japonaise et notamment au sein de la sphère féminine ; comme cette estampe ci-dessous représentant une courtisane prenant soin de ses ustensiles de thé. Dans un prochain article nous étudierons plus en détail certaines de ces estampes ayant pour thème la cérémonie du thé, notamment celles représentant des belles femmes en action : les estampes Bijin-ga 美人画

Toyohara Kunichika, Une courtisane effectuant une cérémonie du thé,
Japon, 1866 (Époque Edo : 1603–1868), National Museums Scotland

De la sorte, ces femmes et hommes de thé ont toujours porté une grande attention à leurs ustensiles de thé. Tout cela a laissé des traces matérielles dans l’univers technique de chanoyu. C’est ce que ces recherches visent à étudier, et mes futures articles publiés ici même, à vous présenter.

Une approche du sujet par le prisme de l’Archéologie du récent : 

En 2024, la voie du thé est encore suivie par de nombreux adeptes au Japon et partout dans le monde. Des cérémonies de thé sont organisées tous les jours par des maîtres de thé, membres des grandes Écoles de thé en activité depuis le XVIe siècle. Dès lors, vouloir appréhender l’étude des instruments de chanoyu par le prisme de l’archéologie implique de suivre la démarche d’une archéologie sans fouilles, sur les périodes moderne et contemporaine. D’un point de vue méthodologique, nos sources pour mener cette étude sont de trois natures, telles que proposées par l’approche médiationniste de l’archéologie que nous adoptons, ci-dessous résumée par Pierre-Yves BALUT : 

« Ou l’on manipule par soi-même : c’est l’auturgie de toutes les expérimentations […], Ou l’on voit par soi-même, ce qu’est étymologiquement l’autopsie, celle du collectionneur ou du fouilleur. Ou l’on exploite les témoignages sur l’ouvrage, c’est le testimonial. » 3

Par la contemporanéité de la Cérémonie et la grande littérature scientifique à son sujet, l’absence de « fouilles » ne constitue en rien un obstacle à notre étude par le prisme de l’archéologie. Pour les chercheurs médiationnistes (BRUNEAU, BALUT, BELLAN), la valeur archéologique d’un sujet ne doit pas être conditionnée par sa seule condition d’enfouissement, ce n’est qu’une modalité de conservation possible d’un objet au même titre qu’une conservation sur l’étagère d’un particulier ou dans les rayonnages d’une réserve de musée ! Lors de ses cours d’Archéologie du récent à la Sorbonne Gilles BELLAN nous présenta le concept « d’archéologicité » et nous expliqua en quoi vouloir se limiter aux seuls objets excavés était profondément réducteur. A l’aide de cette approche méthodologique, l’archéologie se définit par la spécificité de son objet d’étude : l’ars4, c’est à dire l’équipement dont se dote une société donnée pour répondre à un besoin, une tradition ou une croyance. Face à la multiplicité des sources, l’étude des périodes récentes ne justifie pas le recours systématique à la fouille – mais reste bien sûr un champ d’étude privilégié par les archéologues.

En outre, pour notre sujet sur les objets de thé japonais, pas d’étude stratigraphiques ou de relevés archéologiques mais, loin de nous limiter aux seuls ouvrages universitaires, nous avons aussi fondé nos recherches sur des sources testimoniales, tels que les guides produits par des maîtres de thé à destination de ceux souhaitant se former à l’art du thé.
Pour notre sujet d’étude sur les enjeux techniques, esthétiques et patrimoniaux de la préservation et conservation des instruments, ces ouvrages permettent de rentrer dans l’intimité de cet art et d’en découvrir les coulisses plus « utilitaires », sujet maintes fois écarté dans les ouvrages généraux sur « l’Art » du thé au Japon.

De plus, un certain nombre d’éléments de notre étude se fondent sur ce que nous avons pu voir de nos propres yeux et expérimenter nous-mêmes, comme l’explique Philippe BRUNEAU, toujours d’après l’approche médiationniste :

« L’archéologie se définit par un objet propre qui est l’art, qu’importent les moyens de l’appréhender, de connaître son existence, sa manœuvre et son emploi ; dans une telle conception de la discipline la nature des sources n’est pas discriminante »5

Dans le cadre de ces recherches, nous avons également complété mes données en bibliothèques par de méticuleuses recherches Internet : sur les sites officiels des écoles de thé (Urasenke, Omotesenke), des boutiques en ligne d’antiquaires et vendeurs d’instruments de thé modernes ou encore des bases de données des collections numérisées d’art japonais de nombreux musées dans le monde. 

En outre, nous avons eu l’opportunité de vivre plusieurs expériences auturgiques ; en manipulant des céramiques de thé conservés dans les réserves du Musée Cernuschi à Paris et du Musée National de Céramique de Sèvres (photo ci-dessous), mais aussi lors de notre participation à une véritable cérémonie du thé dans le pavillon de thé du musée Guimet (Jardin de l’Hôtel d’Heidelbach).


Bol à thé raku réparé au kintsugi (laque dorée)
Japon (Kyoto), XVIIIeme siècle (Époque Edo 1603–1868),
Grès et laque urushi dorée
inv. MNC 12418, Musée national de céramique (Sèvres)
©Photographie personnelle, objet sorti de la vitrine pour notre étude.

L’état de l’art :

Il est indéniable que les procédés techniques mis en œuvre pour entretenir et protéger les collections d’instruments de thé ne sont que rarement et sporadiquement évoqués dans les ouvrages sur chanoyu. Nous avons pu établir ce constat au cours de nos recherches pour notre premier mémoire sur les instruments de thé.
En effet, il apparaît que ces questions sont abordées presque exclusivement dans les guides à destination des cercles d’initiés pratiquant l’art de la cérémonie, qui plus est, quasi-exclusivement en japonais 6. Les études universitaires se limitent souvent à l’évocation des gestes et purifications dits « rituels » mais pas à ceux ayant une portée hygiénique ou utilitaire. Ce biais a notamment eu des conséquences quant aux choix de conservation, de présentation et d’exposition en musée des objets de la Cérémonie du thé de nos jours.
Nous observons donc une générale mise en exergue générale de l’Art de la Cérémonie mais pas des coulisses et des étapes considérées plus utilitaires. Ces ouvrages proposent une étude de chanoyu par le prisme de l’histoire, de la sociologie, de la symbolique religieuse, de l’art ou encore de la philosophie. Cependant, à propos de l’entretien et de la gestion des instruments de la Cérémonie du thé, la documentation universitaire à notre disposition est assez mince. A notre connaissance, il n’existe pas à ce jour une étude complète à propos de ce sujet en anglais ou français.

En français, citons le bref -mais riche- chapitre de Béatrice QUETTE et Ségolène BONNET « Les objets japonais et leurs emballages » dans le catalogue d’exposition Japon-japonisme (MAD, 2018)7  ainsi que le chapitre de Sylvie GUICHARD-ANGUIS « Les objets du thé » dans l’ouvrage Les arts de la cérémonie du thé (1996)8
Les ouvrages en anglais, ou traduit en anglais, sont plus nombreux et proposent un contenu plus détaillé et approfondi sur ces aspects que les ouvrages en français. Citons, parmi tant d’autres, l’ouvrage Chanoyu : the Urasenke tradition of Tea de SEN Soshitsu XV (1988)9 , le très complet The Tea Ceremony de SEN’O Tanaka et SENDŌ Tanaka (1973)10 ou encore Tea ceremony utensils de FUJIOKA Ryōichi (1973)11


Page issue du guide de SOSHITSU Sen, Chanoyu: the Urasenke tradition of tea, ed. Weatherhill / Tankosha, New-York, 1988, p.139 (fig.135)

En plus de ces ouvrages nous disposons de plusieurs guides et glossaires japonais traduits en anglais, comme le récent glossaire A Chanoyu Vocabulary de SEN Genshitsu (2007)12, une référence incontournable, véritable bible encyclopédique pour maîtriser le riche vocabulaire relatif à l’entretien des objets de thé et leurs accessoires.
Enfin, nous avons pu consulter plusieurs guides et ouvrages en japonais ; et ce grâce aux nombreuses ressources numérisées consultable en ligne13 et -dans une moindre mesure- sur place, notamment au sein de la riche bibliothèque de la Maison de la culture du Japon à Paris14 . Citons le manuel Ura Senke no Chanoyu de SUZUKI Sōho (1971)15 , Hanamusubi, (花結び) un guide sur les nœuds de thé de YURIKO Nagai,(1997)16 ou encore des catalogues d’exposition dotés de précieuses photographies comme Enshu no chakai (遠州の茶会), de l’institut des Beaux -Arts de Nezu.17


Cette page issue d’un guide présente à l’aide de schémas la méthode pour fermer convenablement le cordon du shifuku (sac de protection) d’un pot à thé (cha-ire)
© SOHO S., Urasenke no chanoyu,
1971, p.329

Nous disposons enfin de pléthore de source iconographiques / imagières telles que des schémas dans ces guides (comme ci-dessus), les albums illustrés et les célèbres estampes ukiyo-e de l’époque Edo (1603–1868) .
Cependant, ne sous-estimons pas l’importance des photographies et vidéos pédagogiques : comme explicité, notre sujet s’inscrit dans les bornes chronologiques des périodes moderne et contemporaine et, qui plus est, dans une démarche d’une archéologie sans fouilles.
La Cérémonie du thé est un art encore largement pratiqué au Japon, les amateurs de thé continuent à entretenir la pratique et s’équipent encore et toujours. De ce fait, de nombreux maîtres de thé partagent leur art via des témoignages, retours d’expériences et nombreuses photographies sur leur site internet, sous le contrôle des grandes écoles de thé comme Urasenke. Un certain nombre de maîtres proposent gracieusement des cours et dispensent des conseils quant à l’entretien et la gestion des instruments de thé. 

Toutes ces informations et illustrations compilées nous permettent de rentrer dans l’intimité de l’art du thé, une vraie mine d’or dans le cadre de notre étude que nous approfondirons petit à petit dans de futurs articles à venir.

Kubo Shunman, « Ensemble d’ustensiles pour une cérémonie du thé du nouvel an  »,
1810 (Époque Edo : 1603–1868), Estampe Surimono, The Metropolitan Museum of Art

  1. Ces « voies » sont caractérisées par l’enseignement par un maître de la pratique, d’une concentration méditative et de l’apprentissage répété d’un geste ou d’une action. La voie est désignée en japonais pas le suffixe – 道 , d’ou chadō 茶道  « la voie du thé ».  ↩︎
  2. Articles à venir : “La Cérémonie du thé au Japon : Présentation des principaux instruments de thé (chadōgu 茶道具) “ ↩︎
  3. BALUT Pierre-Yves, « L’anthropologie de l’art, fondements de la recherche », 2003, p.23 ↩︎
  4. Ibid ↩︎
  5. BRUNEAU Philippe, et BALUT Pierre-Yves, Artistique et Archéologie, 1997. p.285  ↩︎
  6. SUZUKI Sōho, Ura Senke no chanoyu. Tōkyō to Chiyoda-ku : Shufu no Tomosha, 1971. ↩︎
  7. QUETTE Béatrice (dir.), 2018. Japon-Japonisme, Objets inspirés, 1867-2018, [Catalogue d’exposition], Paris, Musée des Arts Décoratifs, du 15 novembre 2018 au 3 mars 2019, Paris : édition du MAD, p.128-129 ↩︎
  8. GUICHARD- ANGUIS Sylvie, « Les objets du thé », in : SHIMIZU Christine (dir.), Les arts de la cérémonie du thé, éd.Faton. Dijon, 1996, p.159-187 ↩︎
  9. SEN Soshitsu XV,  Chanoyu : the Urasenke tradition of tea,  Weatherhill, New-York, 1988. ↩︎
  10. SEN’O Tanaka et SENDŌ Tanaka, The Tea Ceremony,Kodansha International, New York, 1973  (ré-ed. 2000) ↩︎
  11. FUJIOKA Ryōichi, (et all.), Tea ceremony utensils, Weatherhill New York, 1973. ↩︎
  12. SEN Genshitsu, Chanoyu Vocabulary : Practical terms for the Way of Tea, ed. Tankosha, Tokyo, 2007. ↩︎
  13. De nombreuses ouvrages en japonais sont numérisés et consultables librement sur le site Archive.org ↩︎
  14. La bibliothèque de la Maison de la Culture du Japon à paris (MCJP) : https://www.mcjp.fr/fr/bibliotheque ↩︎
  15. SUZUKI Sōho, op. cit. ↩︎
  16. YURIKO Nagai, Hanamusubi, (花結び), éd. Tankosha, Tokyo, 1997 ↩︎
  17. NEZU INSTITUTE OF FINE ARTS, Enshu no chakai (遠州の茶会) : Tea utensils in Kobori Enshu’s tea ceremonies based on the enshu’s tea ceremony records, Nezu Museum (根津美術館), Tokyo, Japan 1996 ↩︎

Noëllie DUPUY

Par Noëllie DUPUY

Diplômée de la Sorbonne en Histoire de l'Art et Archéologie, je me suis spécialisée dans l’étude des arts japonais.
Dans le cadre de mon master de recherche, j’ai rédigé deux mémoires sur les instruments de la Cérémonie du thé (Chanoyu). Le premier sur une approche archéologique des instruments liés à la préparation et à la consommation du thé matcha, et le second sur les enjeux techniques, esthétiques et patrimoniaux de la préservation de ces ustensiles depuis le XVIe siècle.

En parallèle, j’ai également enrichi mon master par plusieurs stages en conservation et régie des oeuvres dans de grandes institutions telles que le Musée National de Céramique de Sèvres, le Musée d’Archéologie Nationale de Saint-Germain-en-Laye, ou encore le Service archéologique d’Autun. J’ai eu le privilège de participer à plusieurs chantiers des collections et ainsi de me former à la conservation et à la gestion de divers types d’artefacts et d’oeuvres.

Titulaire de la carte professionnelle de guide-conférencier, j’œuvre à partager, notamment aux enfants, mes connaissances à travers la médiation culturelle et des ateliers d’arts plastiques et d’Histoire de l’art.

Enfin, je m’investis dans la promotion des arts et cultures asiatiques en tant que chargée de communication pour l’ARACA. À travers ce rôle, je combine mes compétences, mon goût du partage et mon intérêt pour les cultures asiatiques, avec pour objectif de créer des passerelles entre le public et le patrimoine.

Insta : @noellie_neo

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